Identités en flammes : Orient et Occident se rencontrent dans la palette de Shiba Kōkan (1738–1818)
From Firenze University Press Book: East and West Entangled (17th-21st Centuries)
Giovanni Tarantino, University of Florence
Guy Montag, le personnage principal du très célèbre roman dystopique de Ray Bradbury, dans lequel on brûle les livres, Fahrenheit 451, est pompier dans un monde où tous les bâtiments sont désormais ignifugés. Le monde de Bradbury est obsédé par la vitesse pour la vitesse : les gens doivent rester debout et courir toute la journée. C’est un monde abruti de passe-temps insipides, dans lequel la quasi-totalité des personnes vivent dans un bonheur apparent, notamment grâce à l’abolition de la lecture, de la réflexion et du dialogue. Il n’y a plus de porches, plus de jardins, plus de chaises à bascule pour s’asseoir et passer le temps : « Et ils avaient le temps de penser. Alors fini les porches. Et les jardins avec » (Bradbury 1995, 93). C’est un monde dans lequel les lettres n’ont plus leur place dans les programmes scolaires. Dans ce monde, certaines personnes continuent obstinément — en secret — de cacher des livres chez elles, au péril de leur vie. Dans ce monde, les pompiers allument des feux pour brûler les quelques livres rescapés et, s’il le faut, leurs propriétaires improductifs, transgressifs et criminels. Montag est l’un de ces pompiers qui allument des incendies. Il développera toutefois une forme d’insatisfaction et finit par se dire qu’« il doit y avoir quelque chose dans les livres, des choses que nous ne pouvons pas imaginer, pour amener une femme à rester dans une maison en flammes ; oui, il doit y avoir quelque chose. On n’agit pas comme ça pour rien » (Bradbury 1995, 78). En tant que représentation dérangeante et atemporelle du pouvoir totalitaire et de l’inévitable insignifiance d’une vie assistée par la technologie mais vidée de son histoire et de sa ou ses culture(s), Fahrenheit 451 a toute sa place dans un essai portant sur le feu et les transferts culturels (et les réactions qu’ils provoquent), notamment en raison d’un passage du monologue hystérique du capitaine Beatty, le supérieur de Montag, déterminé à ramener son subordonné dans la croyance que les livres constituent un danger pour la société. Beatty affirme que les livres, et la pensée critique qu’ils encouragent, ne font que menacer l’égalité entre individus. Les « minorités » ont trouvé dans les livres tellement de matière à objecter que les gens ont fini par renoncer au débat et se sont mis à brûler les livres (Bradbury 1995, 85). La spécialiste d’Arendt, Simona Forti, a fait remarquer que les plus fins interprètes de l’idéologie totalitaire, dont Hannah Arendt et Claude Lefort, ont dénoncé «la radicalisation paroxystique et ultime de cette obsession moniste, d’abord métaphysique puis théologique, de l’unicité qui, pour produire une fonctionnalité identitaire sans résidus, doit éliminer les obstacles, réels ou présumés, d’une altérité souvent construite ad hoc. La pseudo-sacralisation de la communauté, de la dimension collective, se fait au détriment de la pluralité, de la contingence, du devenir » (Forti 2004, 228). La question des tensions récurrentes entre les aspirations universalistes et les spécificités culturelles — à commencer par les codes émotionnels propres à chaque culture — émergera dans les pages qui suivent, consacrées pour la plupart à une réflexion sur « les grammaires de l’identité/altérité » (Gingrich et Baumann 2004) inspirées par un rouleau japonais datant de la fin du shogunat Tokugawa et sur lequel figure un incendie. Dans son ouvrage abondamment cité « The Cultural Basis of Emotions and Gestures » (1947), Weston LaBarre rappelait que l’auteur et éminent japonologue Lafcadio Hearn (1850–1904) avait autrefois observé que « le sourire japonais n’est pas nécessairement une expression spontanée d’amusement », mais plutôt une règle d’étiquette inculquée et cultivée depuis le plus jeune âge, soit une forme de communication non verbale qui semblait souvent échapper complètement aux Européens. Hearn avait ainsi remarqué que l’enfant japonais était toujours éduqué pour afficher une expression de bonheur afin de ne pas faire peser ses malheurs à ses amis : « On raconte qu’une servante avait demandé en souriant l’autorisation à sa maîtresse de se rendre aux funérailles de son mari. Par la suite, la servante était revenue avec un vase contenant les cendres du défunt et avait dit pratiquement en riant ‘C’est mon mari.’ Sa maîtresse de race blanche avait pris cette réponse pour du cynisme, mais Hearn suggère qu’il pourrait s’agir d’une forme d’héroïsme pur » (LaBarre 1947, 53).
DOI: 10.36253/979–12–215–0242–8.07
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