La fortune éditoriale du Nakaz de Catherine II en Europe du XVIIIe siècle
From Firenze University Press Journal: Diciottesimo Secolo
Nadezda Plavinskaia, Institute of World History of the Russian Academy of Sciences
Le Nakaz (Instruction pour la Commission chargée de dresser le pro-jet d’un nouveau code de lois) est parfois interprété comme acte de propa-gande de Catherine II conçu pour améliorer l’image de son règne aux yeux de l’Europe éclairée. Sans nier sa composante propagandiste, on doit reconnaître toutefois que l’Instruction représente une tentative originale du pou-voir suprême de l’empire russe pour introduire dans la pratique de législation nationale certaines idées des Lumières européennes. Les origines ‘philosophiques’ du Nakaz qui incorporait de larges emprunts aux penseurs du XVIIIe siècle ont assuré à l’ouvrage de l’impératrice une place parmi les textes les plus libéraux des Lumières russes. V. Klutchevski a remarqué que «le Nakaz n’avait pas pu introduire chez nous un régime général nouveau, mais il avait diff usé dans les couches supérieures de la société un nouvel esprit civique».
La provenance ‘philosophique’ a favorisé aussi sa diffusion en Europe, car après sa parution en russe, en 1767, dans l’espace de trois décennies, le Nakaz a vu plus de trente éditions en allemand, anglais, français, italien, hollandais, polonais, roumain, suédois, grec et latin. La tran sition d’une langue aux autres n’a pas été sans consé-quence au texte original, ayant provoqué ses modifica-tions. Or, quel est le texte original du Nakaz? F. Venturi avait raison en affirmant que l’impératrice l’avait écrit en français2. Doit-on en déduire que le texte officiel était un texte français? Lequel alors? Venturi désignait comme «édition officielle» celle imprimée à Saint-Pétersbourg en 1769. Pourtant d’autres historiens attribuent ce statut à la version française du volume quadrilingue de 17703, très distincte de la précédente. Ce désaccord demande quelques éclaircissements.L’idée de composer une instruction pour sa Com-mission législative vient à l’impératrice lors de la lec-ture de L’Esprit des lois. Les notes puisées dans Mon-tesquieu et parsemées de ses propres commentaires deviennent l’ébauche du Nakaz4. Elle l’enrichit ensuite par les emprunts tirés du traité de Beccaria (qu’elle lit en traduction de l’abbé Morellet), par les fragments des Institutions politiques de Bielfeld et de certains articles de l’Encyclopédie. Bref, à cette étape de ce travail elle lit et écrit principalement en français, même si elle se sert quelquefois du russe — pour formuler ses remarques ou pour citer le rapport de Ivan Betskoï sur l’éducation et la mémoire de Semen Desnitski sur la gestion des finances. Ensuite l’impératrice confie ses brouillons à son secré-taire, Grigori Kositzki, qui les met en russe, et elle achève son travail de rédaction en langue de son empire.
Le texte définitif de l’Instruction, dont l’original scellé et signé se trouve aux Archives d’actes anciens à Mos-cou (RGADA), était rédigé en russe. C’est donc ce texte russe que nous devons considérer comme seule version officielle du Nakaz. Il se compose de 22 chapitres, dont les 20 premiers (la Grande instruction, 526 art.) ont été rendus publics le 30 juillet 1767. Les deux suppléments (chap. XXI et XXII), signés le 28 février et le 8 avril 1768 et publiés immédiatement, ont élargi le Nakaz à 655 articles. Depuis, le texte russe de l’Instruction n’a jamais subi aucun changement.Dès que la Grande instruction fut prête, l’impéra-trice a commandé sa traduction du russe en allemand et en français. La première, réalisée par Johann Ernst Münnich, Timotheus Karl Merzahn von Klingstedt et Gerhard Friedrich Müller, puis supervisée par Cathe-rine II, fut publiée à Moscou, en septembre 1767, dans une édition bilingue russo-allemande5. Elle renfermait 20 chapitres, puisque les suppléments n’existaient pas encore. La traduction française, fut-elle achevée aussi-tôt? Le vice-chancelier Alexandre Golitsyn assurait, en automne 1767, qu’on n’attendait que le retour de la cour à Saint-Pétersbourg pour l’imprimer6. Pourtant, le 17 octobre, en mandant à Frédéric II le volume russo-alle-mand, Catherine se plaignait du retard du texte français7et même en décembre 1768 elle fut obligée d’envoyer à Voltaire une copie manuscrite de son ouvrage, car la traduction française n’était pas toujours imprimée.Entre temps, en 1768 on a fait paraître deux nou-velles éditions du Nakaz. Ce fut d’abord August Ludwig Schlözer, historien allemand au service russe, qui a publié, sous l’adresse de Riga-Mietau, une version allemande dans un in-8° orné de frontispice avec le portrait de Catherine II. Dans son introduction Schlözer s’est présenté comme traducteur de l’ouvrage, mais en réalité il a traduit à nouveau seuls les 30 premiers articles, la suite reproduisant le texte allemand de l’édition bilingue légèrement corrigée.
Le fait que la Grande instructionn’était pas accompagnée de suppléments indique que le volume de Schlözer fut imprimé au début de 1768. Le texte comportait quelques coquilles, dont les plus graves étaient le titre erroné du chap. VII («Von den Gesetzen überhaupt» au lieu de «Von den Gesetzen insbesondre»), l’omission de l’art. 434 et en conséquence le changement de la numérotation qui suivait: le nombre d’articles du Nakaz fut réduit à 52510.En revanche, la traduction anglaise réalisée par Mikhail Tatischev fut intégrale, comportant tous les 655 articles.
DOI: https://doi.org/10.36253/ds-13185
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