L’art de mettre à part. Autour d’un affect guerrier

From Firenze University Press Journal: Aisthesis

University of Florence
6 min readMar 22, 2024

Déborah Brosteaux, Université Libre de Bruxelles

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a été, ici à l’ouest de l’Europe, présentée de manière récur-rente comme la fin d’un rêve — un rêve qui a pris forme en Europe après 1945 dans les ruines et les cendres. Ce rêve, qui plonge ses racines dans une histoire bien plus longue, est né d’une promesse, dont l’Union Européenne a été présentée comme l’incarnation : après les dévastations inouïes, les souffrances et les morts par dizaines de millions, l’Europe se reconstruira en terre de paix. Mais à y regarder de plus près, ce rêve européen a pris une tournure bien étrange : car nous savons bien sûr que, dans les faits, l’Europe n’a jamais cessé d’être en guerre. Nombre d’États européens ont participé aux coalitions qui ont envahi l’Afgha-nistan et l’Irak, ont bombardé la Lybie, les Balk-ans, la Somalie, le Mali, le Yemen, le Pakistan, le Sahel, la Syrie… De fait, ces guerres sont aussi les nôtres. Notre « paix » est engagée dans leur réali-té. Et cette intrication des réalités ne s’en tient pas aux seules interventions militaires, mais passe par des faisceaux de relations multiples et complexes :héritages des passés coloniaux qui marquent les guerres présentes, rapports économiques nord-sud, industries européennes de l’armement, dévas-tation des milieux et réchauffement climatique qui étendent les déserts, font s’accroître les conflits autour des ressources qui se raréfient…L’annonce, en 2022, d’une « fin du rêve euro-péen » met directement en lumière sa formula-tion exacte : non pas « plus de guerre », mais « plus de guerre… chez nous ». Le rêve européen est moins un rêve de paix que la promesse d’une séparation : les peuples d’Europe n’auront plus à vivre la guerre, mais la guerre peut être menée au loin. La guerre reste une évidence — on n’ima-gine même pas un monde sans guerre — mais c’est une évidence seulement en tant que réalité loin-taine. Elle est ce que les Européens doivent regar-der du dehors, tels les spectateurs à distance de quelque chose qui n’est pas fondamentalement leur affaire. Nos armées, nos économies, nos indus-tries peuvent être engagées dans ces guerres du moment que leur réalité n’affecte pas la nôtre. Dans ce qui suit, je voudrais m’arrêter sur les affects qui se logent dans le tableau ainsi dressé du rêve européen, compris comme promesse de sépa-ration. Un tableau dans lequel il semble y avoir des mondes engloutis, possédés par la guerre, en ruines — et notre monde qui y échappe, se tient naturellement à distance. Un tableau dans lequel nous regardons la guerre du dehors ; dans lequel l’expérience de la guerre et de la paix se font face à travers le globe tels des mondes étanches. Il ne s’agit pas de traiter ce tableau comme une sorte de description massive qui viendrait nous « définir » : ce tableau prend lui-même des formes multiples, et il communique avec d’autres histoires qui lui sont hétérogènes. Il se superpose à de nombreuses autres relations à la guerre qui traversent nos ter-ritoires, ou entrent en conflit avec elles. Je propose de faire opérer ce tableau comme une sorte de fic-tion, qui ne forme pas un calque de la réalité, mais qui nous permet de saisir certains de ses traits en procédant à leur amplification : donner toute son importance à tel et tel trait, l’amplifier afin de pou-voir en raconter quelque chose. Il s’agira ensuite de reprendre chaque fois ce tableau pour le déplier couche à couche, pour lui donner de l’épaisseur et de la densité. Ce que nous explorerons ce faisant, c’est une certaine strate affective : le sentiment qu’une dis-tance en droit infranchissable nous sépare des mondes en guerre. Cette strate affective ne nous définit pas mais elle nous traverse, transpor-tant avec elle des histoires plus longues (Sylvain Venayre [2023] montre ainsi comment nous héri-tons ici du XIXe siècle européen, siècle non pas de paix mais de guerres lointaines). Qu’est-ce qui donne vie à ce sentiment de distance ? Et com-ment participe-t-il justement de nos manières d’être en guerre ? Poser la question en ces termes implique qu’on ne cherchera pas simplement à dénoncer cette distance affective afin d’en appeler en retour à « se rendre plus sensibles » aux vio-lences guerrières qui nous entourent. Une telle exhortation nous ferait passer à côté du problème, dans la mesure où elle impliquerait de traiter cette distance comme une simple absence de sensibili-té qu’il s’agirait alors de surmonter, en « rendant visibles » des violences qui seraient restées occul-tées. Le rêve ne serait alors qu’une illusion dont il nous faudrait sortir. Or, il y a un véritable enjeu à s’arrêter sur cette distance elle-même : elle n’est pas une absence de sensibilité, mais elle abrite au contraire tout un monde d’affects (l’anesthésie, par exemple, est tout un devenir de la sensibilité). Nous ne sommes pas seulement reliés à de nombreuses guerres malgré la distance qui nous en sépare mais, bien plus, cette distance nous raconte beaucoup de nos manières d’être en guerre. La distance qui nous sépare de nos guerres, ce n’est pas la distance qui sépare la guerre de la paix. Si nous ne pouvons en rester à une compréhension de la paix comme un monde qui se définirait par la séparation avec les espaces en guerre, c’est que les opérations de mise à dis-tance font partie intégrante de nos manières d’être en guerre. Si nous regardons à distance, ce n’est pas simplement parce que la guerre s’est « éloi-gnée ». Elle est alimentée par des opérations d’écartement actifs, qui s’entremêlent à plusieurs niveaux : les séparations géographiques dans les-quelles s’inscrivent les conflits armés contempo-rains, qui prolongent et maintiennent les relations coloniales ; les pratiques militaires des armées occidentales, basées sur les tactiques de la guerre asymétrique et sur les technologies de la guerre à distance ; ou encore la militarisation des frontières européennes, qui tient une place centrale dans ces opérations guerrières d’écartement : mener la guerre à l’extérieur, tout en se barricadant contre cet extérieur perçu comme menaçant. Dans ce contexte, plus la guerre semble s’éloigner, plus il importe de s’arrêter sur le caractère guerrier de cet éloignement.C’est depuis une telle situation que je voudrais poser le problème de notre distance psychique vis-à-vis des guerres dans lesquelles nos États, et plus largement nos territoires, sont engagés ; où énormément de fils plus ou moins directs et indi-rects nous relient à elles, et qui pourtant produit et entretient des différences profondes entre terri-toires protégés et territoires dévastés. Qu’est-ce qui nous empêche de sentir ces relations et de nous y situer ? Là où le vocabulaire du « rêve » pour-rait laisser entendre que nous avons affaire à une illusion de paix dont il faudrait sortir, il faut bien plutôt voir, tout d’abord, comment ce rêve prend place concrètement dans nos expériences, qui elles-mêmes s’ancrent dans ces modalités spéci-fiques de la violence. Nous savons combien nos espaces en paix sont entremêlés aux violences guerrières — en ce sens nous ne sommes pas « illu-sionnés » –, et pourtant d’une certaine manière, nous continuons à vivre dans ce rêve. Celles et ceux qui, en Europe, n’ont jamais vécu la guerre font concrètement l’expérience de cette distance. Nous savons que nos territoires sont hantés par d’innombrables morts, mais souvent nous ne sen-tons pas leur présence. Ou encore, nous savons que la guerre passe par les réseaux économiques et marchands de notre vie quotidienne, par les nom-breuses ressources que nous consommons et dont les modes de captation sont guerriers (les aliments cultivés dans les territoires occupés en Pales-tine, les métaux rares extraits dans les mines du Kivu…), mais il ne s’agit pas moins de modes de circulation diffus, qui souvent nous sont difficile-ment perceptibles. Dans ces différentes situations, le rêve européen opère comme une trame de notre expérience.

DOI: https://doi.org/10.36253/Aisthesis-15141

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