Le Carnaval de Rome dans “Le Comte de Monte-Cristo” d’Alexandre Dumas: la vision romantique d’un rite pittoresque aux allégories multiples

From Firenze University Press Journal: LEA

University of Florence
3 min readJun 11, 2021

Andrea Demiaz

Dans L’Homme et le sacré (1939), Roger Caillois analyse le rite carnavalesque comme une catharsis populaire, une subversion symbolique de l’ordre social, dont le caractère cyclique réaffi rme parallèlement l’autorité. Dans le sillage de nombreux récits de voyageurs du Grand Tour, Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas (1844) réactive le motif du Carnaval de Rome. La pre-mière expérience italienne de l’auteur en 1835, décrite par Claude Schopp comme une “fuite hors des règles sociales […] une circulation effrénée, un prodigieux engloutissement de sensations, d’impressions, de sentiments” (Dumas 1989 [1835], 10), lui per-met de dépeindre une scène carnavalesque à l’image de son voyage et qui répond pleinement à la représentation de Roger Caillois.

L’approche socio-historique de l’analyse s’attache à saisir l’ambiguïté sémantique de la notion même de l’objet d’étude afin de décrire dans l’œuvre le visage protéiforme de ce “monde à l’envers” (Bakhtine 1970, 19). Fidèle aux observations de Goethe, qui évoque une fête que “le peuple se donne à lui-même” (Goethe 2011 [1816], 458), Dumas met en scène une population romaine active et fédérée autour d’une cérémonie frénétique et éphémère, installée dans la durée de l’instant. La scène du carnaval déploie surtout dans Le Comte de Monte-Cristo tout un arsenal symbolique qu’il convient de dévoiler. La description du rite se double d’un romanesque qui confère au passage des résonnances mythiques, le renversement définitif des forces antagonistes qui avancent masquées.

  1. Le Carnaval de Rome: un rite ancestral au tamis d’une narration dumasienne spectaculaire

Il semblerait que le carnaval tire ses origines des Saturnales romaines, moment des premières transgressions masquées. Gabriel Tarde, selon lequel ces réjouissances ancestrales étaient des “simulacres des antiques triomphes romains, qui eux-mêmes étaient des simulacres de victoires” (Tarde 1895, 451–456), insiste sur la mise en abyme de l’exécution carnavalesque et sa portée mé-taphorique. La coutume médiévale se caractérise ensuite par une extrême liberté et des inversions délirantes touchant notamment au bas corporel et à la souillure. A l’époque moderne, trois réalités éloignent progressivement l’acte carnavalesque de ses racines profanatoires. La première raison est religieuse. Entre tolérance et prohibition, l’Eglise n’a jamais été indifférente au carnaval et a toujours eu à son égard un positionnement ambivalent et fluctuant. Les dimensions subversives et orgiaques du bas Moyen-Âge sont graduellement maîtrisées par la Rome papale, qui n’abolit pas la fête païenne mais la convertit dans sa propre sphère pour en contrôler les effets et les symboles (Veneziani 2012, 9). Jusqu’à Alexandre VI, nombre de pontifes jouent un rôle important dans le développement du faste carnavalesque. Parallèlement, la prolifération des bandi assoit un cadre juridique de plus en plus autoritaire en cherchant à limiter tout débordement. Lors du Concile de Trente, le pouvoir religieux étend sa conquête temporelle et la répression devient systématique, lorsque de nombreuses pratiques sont jugées inadmissibles chez de bons chrétiens.

Les masques sont prohibés dans les églises romaines (Nelidoff 2015, 62) et la disparition de la plupart des courses, moments charnières du carnaval, constitue la manifestation évidente de ce déclin. Si l’Eglise a fait disparaître ce que les rites avaient de plus répréhensible, le carnaval a réussi à s’introduire comme un isolat païen au cœur du calendrier chrétien, la sommant de tolérer ce qu’elle a espéré faire disparaître à jamais en imposant un carême perpétuel: les masques, les beuveries, les danses et les rires (Lombard-Jourdan 2005). La deuxième raison est sociale. Le népotisme pontifical de la période couvre de richesses de grandes familles princières qui développent le phénomène du carnaval privé. Martine Boiteux évoque l’instauration d’un “carnaval annexé” pour qualifier le mécanisme de dilution de l’esprit carnavalesque dans ces manifestations nobiliaires qui se constituent volontairement à l’écart du populaire (Boiteux 1977, 356–380). A partir de 1848 enfin, dans le contexte du Risorgimento, le carnaval se teinte de patriotisme et de solennité, perdant sans doute ce qu’il avait de spontané et de vivant. La troisième raison est alors politique. Lorsque Rome devient capitale, la lente agonie s’achève, jusqu’à la disparition du carnaval en 1874.

DOI: https://doi.org/10.13128/lea-1824-484x-12449

Read Full Text: https://oajournals.fupress.net/index.php/bsfm-lea/article/view/12449

--

--

University of Florence

The University of Florence is an important and influential centre for research and higher training in Italy