Le Carnaval de Venise en France (fin xviie — début xviiie siècle)

From Firenze University Press Journal: LEA

University of Florence
4 min readMar 23, 2021

Clement Van Hamme

Mikhaïl Bakhtine a révélé, avec son Œuvre de Rabelais, l’un des meilleurs exemples français de ce qu’il appelle la “littérature carnavalisée”, c’est-à-dire d’une littérature “qui a subi […] l’influence […] du folklore carnavalesque (antique ou médiéval)” (1970, 152). Son étude a durablement marqué l’histoire littéraire, celle du xvie siècle français en particulier. Elle a proposé une manière nouvelle de mettre en relation des formes de la culture populaire — le rire, le grotesque, le carnaval — avec leurs manifestations dans la littérature dite cultivée, sans considérer celles-ci comme un simple reflet de celles-là. L’idée d’une carnavalisation de la littérature, selon laquelle le carnaval “transform[e] substantiellement” “les grands genres” (ibidem, 189), a porté ses fruits bien au-delà du seul xvie siècle et en dehors de France. Son application à la littérature française qui suit directement Rabelais ne va pas toujours de soi pourtant, même si au xviie siècle le carnaval se pratique à tous les niveaux de la société (Howells 1989). Si l’on a pu, par exemple, proposer une riche lecture de l’œuvre de Charles Sorel à la lumière du carnavalesque (Robin 1999), Dominique Bertrand, elle, dans son étude sur le rire à l’âge classique, a dû relativiser l’idée selon laquelle il serait devenu, après Rabelais, un seul “rire résorbé” (1995, 10). Patrick Dandrey, dans une étude sur Monsieur de Pourceaugnac (2006), a montré que le théâtre de Molière peut faire l’objet d’une lecture carna-valesque dans la continuité de celle de Bakhtine, ce qu’avait tenté Thérèse Malachy dès 1972.

Il souligne que les dynamiques carnavalesques à l’œuvre sont davantage le fruit d’une rencontre ponctuelle de l’univers du carnaval et de celui de la comédie-ballet que d’une carnavalisation proprement dite de la littérature (Dandrey 2006, 193).Le Grand Siècle n’est pourtant pas étranger à la carnavalisation littéraire théorisée par Bakhtine. Elle est à l’œuvre dans des formes nobles détournées pour le temps du carnaval. Dans ses Gaietés de carême prenant, Guillaume Colletet élabore une conversation poétique entre un amant et un ivrogne, où l’ivrogne reprend les déclarations d’amour de l’amant en les adressant à sa bouteille (Colletet 1631, 10–11). Lors des plaidoiries de la cause grasse, qui animent chaque année le parlement de Paris, l’art oratoire est mis au service de la défense des plaisirs du corps: “Mardi-Gras et Bacchus occupent chacun une lanterne pour écouter un plaidoyer si facétieux”1(L’Ouverture des jours gras 1855 [1633], 344). Les mazarinades, au temps de la Fronde, ont mobilisé un imaginaire carnavalesque au sens bakthinien, puisque les personnages y conversent dans un “contact libre et familier” qui “abolit toutes les distances” (Bakhtine 1970, 170). La mazarinade du Carnaval des princes (1650) propose un dialogue burlesque en vers du prince de Condé, du prince de Conty et du duc de Longeville avec un laquais du château de Vincennes. L’“ode bachique” des Divertissements du carnaval célèbre, peu après, la fuite de Mazarin hors de la capitale (1651). La figure de Bacchus s’immisce jusque dans le ballet de cour, mais elle y perd progressivement son pouvoir subversif. C’est lui, dont le “pouvoir n’a point de limite”, qui “ressuscite les merveilles du Carnaval” défunt dans les Vers du ballet des mousquetaires du Roi (1635, 5), mais son nom n’est le plus souvent associé qu’à des réjouissances galantes, des Ballet des fêtes de Bacchus (1651) aux Fêtes de l’Amour et de Bacchus (1672). Il ne survit que de manière convenue dans le menuet final du Tour de carnavalde Léonor Soulas d’Allainval (1753 [1727], 63).

C’est que les conditions de représentation du carnaval lui-même au sein des productions littéraires et artistiques ont changé au cours du xviie siècle, sous l’effet notamment d’une influence prolongée de l’Italie sur la culture française. Alors qu’un débat de fond s’engageait, à la fin du xvie siècle, sur l’influence des modèles littéraires italiens (Balsamo 1992), le terme de carnaval, hérité de l’italien carnevale (Baroja 1979 [1965]), venait compléter l’expression française de carême prenant — qui ne désignait le plus souvent que les trois jours d’avant le début du carême et les personnes vêtues avec extravagance. L’origine italienne du carnaval est thématisée dans la mazarinade de la Gazette croustilleuse (1879 [1651]), où le cardinal Mazarin fuit à pied de Paris vers l’Italie et rencontre le Carnaval à la frontière de la France. Le Carême les rejoint et conclut leur rencontre en adressant à ces deux Italiens une parodie de la formule biblique du Mercredi des Cendres. Mort et fin de carnaval se confondent: “Souviens-toi, Italien, que tu es Italien, et que tu retourneras en Italie”. La concurrence de modèles artistiques italiens et un goût généralisé pour l’Italie a encouragé l’assimilation d’éléments venus de la Péninsule au sein des divertissements de cour français, non seulement de la comédie (Dandrey 2006, 77–79) mais aussi de l’opéra (Bouffard, Schirm, Vinciguerra 2019).

DOI: https://doi.org/10.13128/lea-1824-484x-12448

Read Full Text: https://oajournals.fupress.net/index.php/bsfm-lea/article/view/12448

--

--

University of Florence
University of Florence

Written by University of Florence

The University of Florence is an important and influential centre for research and higher training in Italy

No responses yet