Le mythe de la Pennsylvanie, l’Histoire des deux Indes et les Recherches sur les États-Unis de Filippo Mazzei
From Firenze University Press Journal: Diciottesimo Secolo
Guillaume Ansart, Indiana University, Bloomington
On le sait, la réception de l’Histoire des deux Indes parmi les élites révolutionnaires américaines, du moins pour ce qui est des chapitres consacrés aux treize colonies et à la guerre d’indépendance, fut très mitigée. De même, dans la France des dernières années de l’An-cien Régime, les intellectuels les plus farouchement pro-américains — à l’exception notable de Crèvecœur, qui dédia la version originale en anglais de ses Lettres d’un cultivateur américain (1782) à Raynal — accueil-lirent les réf lexions de Raynal sur les États-Unis de manière généralement critique. Du côté américain, les critiques formulées contre l’ouvrage de Raynal, par Jefferson ou Paine notamment, n’ont rien de surprenant dans l’ensemble. Elles soulignent d’une part les erreurs concernant la géographie du pays et le déroulement des opérations militaires. D’autre part, Jefferson s’attache à réfuter la «théorie de la dégénérescence américaine» dont l’Histoire présente encore quelques échos; Paine, quant à lui, reproche à Raynal son anglophilie et l’accuse d’avoir méconnu les graves atteintes à la liberté qui furent les causes profondes de la Révolution américaine, d’en minimiser ainsi les justifications, et enfin de sous-estimer la solidité de l’alliance entre la France et les États-Unis. Du côté français, les milieux américa-nistes, dans leurs réactions à l’Histoire, reprennent lar-gement les arguments développés par les critiques américains de Raynal. C’est ce qu’illustre en particulier un ouvrage important auquel Jefferson et Condorcet, amis de l’auteur, ont collaboré: les Recherches sur les États-Unis (1788) de Filippo Mazzei, Italien naturalisé amé-ricain et revenu s’établir à Paris. Dans le troisième des quatre volumes des Recherches, consacré entièrement à ce qui constitue la plus complète réfutation des chapitres américains de l’Histoire, Mazzei corrige les erreurs de géographie et d’histoire diplomatique ou militaire et, sur la question centrale de l’interprétation politique de la Révolution, rejoint souvent l’argumentation de Paine, qu’il cite d’ailleurs copieusement. Plus surprenants en apparence, et plus originaux, sont les trois chapitres de ce volume qui traitent de la Pennsylvanie, de William Penn, et des Quakers; Mazzei s’y livre en effet à une critique féroce des passages de l’Histoire qui sont parmi les plus enthousiastes, les plus flatteurs pour l’Amérique: ceux qui perpétuent ce que l’on peut appeler «le mythe de la Pennsylvanie». C’est Voltaire bien sûr qui, dans ses Lettres philosophiques (1734) et d’autres textes, contribua sans doute le plus à répandre en France et en Europe ce mythe de la Pennsylvanie, largement repris ensuite dans l’Encyclopédie puis dans l’Histoire des deux Indes, où il fait l’objet d’une élaboration détaillée. Les Lettres philosophiquesont propagé l’image du Quaker vertueux et tolérant, notamment dans le traitement des populations indi-gènes: «Il [William Penn] commença par faire une ligue avec les Américains ses voisins. C’est le seul traité entre ces peuples et les chrétiens qui n’ait point été juré, et qui n’ait point été rompu». L’Essai sur les mœurs (1756–85), quant à lui, insiste sur le fait qu’à la différence des autres Européens, Penn a payé aux Indiens les terres qu’il a colonisées: «Ce n’est pas ici une usurpation comme toutes ces invasions que nous avons vues dans l’ancien monde et dans le nouveau. Pen acheta le terrain des indigènes, et devint le propriétaire le plus légitime». En matière de législation, Penn «donna des lois très sages, dont aucune n’a été changée depuis lui. La première est de ne maltraiter personne au sujet de la religion, et de regarder comme frères tous ceux qui croient un Dieu».
DOI: https://doi.org/10.36253/ds-14926
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