Les Salviati et le troc monétarisé: des pratiques courantes au XVe siècle entre la Méditerranée et le Nord-Ouest de l’Europe

Matthieu Scherman, Université Gustave Eiffel, France

Dans une lettre de mai 1462, Jacopo Pandolfini écrit de Barcelone à Florence à Pierfilippo Pandolfini et frères pour les prévenir de ne pas faire de troc, baratto, de draps car la ville est en proie à l’agitation.1 L’information est envoyée peu de temps avant l’entrée officielle de la Catalogne en guerre civile et démontre la pratique courante du troc entre les places sur lesquelles les grandes familles marchandes de la péninsule détenaient des positions privilégiées. Quelques décennies auparavant, en 1396 c’était la situation en Toscane qui posait problème à l’envoi de draps depuis Barcelone: le Lucquois Accetanti informait la filiale barcelonaise de Datini qu’il n’était pas possible d’y envoyer des draps d’or et de soie en raison de la présence de soldats: E d’ancho qui siamo in tribulazione per giente dʼarme (Soldani 2007, 103). Ce sont des modes d’échange courants que rendent compte avec fréquence les manuels de marchands des XVe et XVIe siècles. Dans son œuvre Luca Pacioli presente neufs façons de commercer et le troc en fait évidemment partie (Pacioli 1994). Reinhold Mueller a d’ailleurs analysé la partie sur le troc du manuel (Mueller 2021, 533–534). Un autre manuel de comptabilité, du début du XVIe siècle, probablement œuvre d’un petit marchand vénitien, n’en énonce que cinq et il laisse aussi une place au troc pour lequel il distingue deux façons de l’inscrire dans les comptabilités. Il prend l’exemple du troc de vin contre une autre marchandise, des draps, et l’autre exemple concerne la réception de marchandises (toujours des draps) d’un troc de vin. Bien que lʼopération soit la même, celle-ci est inscrite de deux différentes façons dans son grand livre fictif (Scherman 2015): Quando tu baratasi vini a qualche altra roba k 10 n° 22 et voilà comment il inscrit d’une façon différente le même type d’échange Quando tu rezevessi robe de qualche barato k 11 n° 23. Ces pratiques, comme le relève le manuel de Pacioli qui prend des exemples d’opérateurs importants de la Giudecca, se rencontrent avec fréquence dans les comptabilités de grands marchands, notamment toscans. La place prise par le troc dans leurs affaires démontre que son utilisation nʼest pas un signe de « primitivisme ». Dans un autre contexte et à une échelle différente, Catherine Verna fait le bilan des manuels qui mentionnent une telle pratique au XVe siècle dans les environs du Vallespir et note que le troc «s’inscrit dans le cadre d’un marché fortement monétarisé» (Verna 2017, 259–60), c’est évidemment le cas aussi pour les opérateurs internationaux que sont les grands marchands de la péninsule italienne. Il s’agira de se poser la question de l’utilisation du troc monétarisé dans leurs opérations commerciales. Les grands marchands-banquiers de la péninsule italienne, notamment les Florentins, sont réputés pour leur savoir-faire comptable et technique. La partie-double quʼils utilisent afin de tenir leurs comptabilités est une preuve de leur ‘modernité’. Il est donc intéressant de sʼinterroger sur la pratique qui consiste à faire des affaires en échangeant des marchandises et non en réglant en numéraire ou en utilisant des écritures comptables comme moyen d’équilibrer les comptes, une pratique d’ailleurs de très longue durée dans tous les espaces du commerce et du négoce (Demont et Wegener Sleeswijk 2018, 187). Pour analyser les échanges marchands, la famille Salviati de Florence constitue un observatoire privilégié grâce à la conservation dʼune importante comptabilité, notamment pour leur agence ouverte à Londres en 1445 et, dans une moindre mesure, pour celle de Bruges ouverte à peu près au même moment. Les techniques mettent en lumière lʼorganisation commerciale instaurée par les grands marchands et la façon dont ils utilisaient leur position géographique afin de négocier au meilleur prix les différents produits. Le troc monétarisé fait partie des possibilités de négociation des grands marchands et il sʼagira de percevoir quelle est la logique de son utilisation et quelles sont les réflexions économiques qui conduisent à y avoir recours entre grands marchands. L’observatoire du Nord-Ouest européen offre une vision de la pratique du troc des «Italiens» dans ces régions et rend compte du caractère structurel de celui-ci, tandis que la documentation, notamment les ricordanze, permet dʼobtenir des informations précises sur les modalités des différents trocs et des réflexions autour de ladite pratique.

DOI: 10.36253/979–12–215–0347–0.17

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