L’invention des identités culturelles italienne et étrangère dans la querelle sur le «goût présent» (1780–1786)

From Firenze University Press Journal: Diciottesimo Secolo

University of Florence
3 min readFeb 6, 2024

Corrado Viola, Università di Verona

La querelle sur le «gusto presente» est considérée à juste titre comme un espace d’élaboration de nouvelles idées critiques et esthétiques à une époque de transition, les années quatre-vingt du XVIIIe siècle, en particulier en vue de ce que Walter Binni a identifi é comme le «développement du néoclassicisme». Je voudrais ici reconsidérer ce débat comme un moment significatif pour le processus de définition de l’identité culturelle italienne par rapport à d’autres nations. L’accent sera donc mis sur une question alors perçue comme cruciale, à savoir la traduction. Quel rôle cette pratique interculturelle jouetelle dans la défi nition du «goût présent» et de l’identité culturelle italienne?En 1781, l’Académie royale des sciences et des belles-lettres de Mantoue lance un concours sur la question du goût dans les lettres italiennes et sur la façon de le restituer à son caractère originel s’il a été corrompu: «Qual sia presentemente il gusto delle belle lettere in Italia, e come possa restituirsi, se in parte depravato». Il en découle une série de discussions axées sur la critique engagée, avec de longues polémiques. De nombreux et illustres intellectuels italiens s’engagent dans le débat: le Véronais Ippolito Pindemonte, Francesco Maria Colle de Belluno, le Mantouan Matteo Borsa, l’ex-jé-suite espagnol Stefano Arteaga et d’autres encore. Je me concentrerai ici sur les trois personnalités les plus inves-ties dans le débat: Matteo Borsa, Ippolito Pindemonte et Francesco Maria Colle2.Le débat impose une nouvelle réflexion sur la lit-térature des Lumières. En effet, tous les participants identifient le caractère fondamental du «gusto presente» dans le «filosofismo enciclopedico» (ou «stil filosofi-co»), c’est-à-dire dans la diffusion philosophico-encyclopédique, qui avait été la stratégie propre à la bataille des Lumières. Le didactisme philosophique est très lar-gement perçu comme un phénomène d’importation étrangère, principalement français, et attribuable au cosmopolitisme des Lumières. Mais des influences bri-tanniques et allemandes sont également identifiées, et on déplore en effet un nouveau goût «anglo-italiano o tedesco-italiano», comme l’écrit Pindemonte. Les gar-diens de la tradition nationale réagissent avec des atti-tudes à la fois patriotiques et relevant du classicisme. Les discussions sont particulièrement animées dans le nord de l’Italie, notamment dans la région vénitienne. Cela s’explique par deux causes: la première est qu’elle est un bastion du classicisme et du purisme; la seconde est à identifier dans son ouverture aux littératures étran-gères. A cette époque, dans le nord de l’Italie, et en par-ticulier en Vénétie, nombreux sont les hommes de lettres qui traduisent de la littérature étrangère moderne: on peut mentionner des auteurs célèbres, comme Cesarot-ti, mais aussi de nombreux polygraphes au service de l’imprimerie vénitienne. C’est précisément cette pratique intense, voire frénétique, de la traduction, cette «fiuma-na lutulenta e fangosa», comme le dit Matteo Borsa, qui déclenche le débat. De fait, il est évident qu’au cours de ces années la traduction a accéléré la transformation de la littérature nationale.Afin de mieux comprendre les enjeux du débat, il sera instructif de rappeler deux textes de référence, étrangers au concours de Mantoue et pourtant intégrables au discours qui en fait l’objet: l’essai Sopra lo stu-dio delle belle lettere e sul gusto moderno di quelle (178 0), de Saverio Bettinelli, et un autre discours académique Sopra la lingua italiana (1785), de Melchiorre Cesarotti. Dans le premier cas, comme nous le verrons par la suite, l’objectif est de défendre la tradition littéraire et linguis-tique nationale contre les influences étrangères.L’essai de Cesarotti soutient la thèse opposée. Le traducteur d’Ossian rejette tout repli à l’intérieur des frontières nationales: à l’heure actuelle, écritil, les coutumes et les opinions sont constamment en circulation, et la communauté des hommes de lettres européens constitue une grande famille («l’Europa tutta nella sua parte intellettuale è una grande famiglia»); ses membres partagent un patrimoine d’idées qu’ils s’échangent mutuellement, et bien que personne d’entre eux n’en soit le dépositaire exclusif, tous sont libres d’en disposer. Selon Cesarotti, il est donc absurde de penser que le génie des langues puisse rester immuable.

DOI: https://doi.org/10.36253/ds-14009

Read Full Text: https://oajournals.fupress.net/index.php/ds/article/view/14009

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