Un réseau corse entre l’Afrique du Nord et l’Europe. Commerce maritime, institutions et enrichissement au tournant des XVIe et XVIIe siècles
From Firenze University Press Book: Maritime Networks as a Factor in European Integration
Guillaume Calafat, Panthéon-Sorbonne Paris 1 University
En 1609, le capitaine Guillaume Foucques, originaire de La Rochelle, était pris avec son navire et son équipage par quatre vaisseaux de Tunis. En ce début du XVIIe siècle, la Méditerranée occidentale était en effet une région risquée, marquée par des attaques récurrentes de corsaires chrétiens et musulmans. Rapidement libéré grâce à un échange de prisonniers, Foucques présenta au roi de France Henri IV un mémoire destiné à relater les « grandes cruautez » des « pyrates Turcs » dans lequel il nommait, dans des pages extrêmement véhémentes, des marchands et des marins provençaux et languedociens qu’il accusait d’«intelligence» avec les corsaires tunisiens:
« Ceux-cy — écrivait-il– sont habitans de Marseille, et y en a mesmes de ladite ville et de la coste de Provence, et ne se passe guères de choses qui viennent en leur notice dont ils ne donnent advis à Thunes, et mesmes qui ont leurs frères, cousins et nepveux françois renégats y demeurans, à qui ils donnent tous les advis qu’ils peuvent ».
Le mémoire de Foucques, qui circula largement et fut imprimé (ou réimprimé) en 1612, dénonçait explicitement le support technique fourni par certains négociants marseillais à la flotte tunisienne qui acheminaient dans la province ottomane du matériel de construction navale (bois, mâts, fer, clous, chaînes, plomb, poudre, étoupes) et favorisaient ainsi la constitution d’une marine tunisienne redoutée. En outre, le capitaine rochelais vilipendait le rachat, par ces mêmes commerçants marseillais, de marchandises et de navires — espagnols, italiens, français, flamands, vénitiens — pris par des corsaires tunisiens, vendus à l’encan à Tunis, puis écoulés dans le port toscan de Livourne, où, écrit Foucques, « tout est bien venu et receu ». Apport de compétences techniques et recel constituaient à cette époque deux types d’accusations fréquemment portées aux marchands et aux marins européens actifs dans le commerce de « Barbarie ».
Lorsque Foucques rédigea son mémoire en 1609, des débats très vifs animaient alors les milieux négociants marseillais, divisés depuis la première moitié du XVIe siècle en deux camps : l’un favorable au maintien du commerce avec les provinces ottomanes d’Afrique du nord, et l’autre impliqué dans le commerce du Levant, d’Espagne et d’Italie. Dans une lettre imprimée, datée de Lyon le 26 août 1610 et qui proposait une véritable petite histoire des relations commerciales entre la France et Tunis au tournant des XVIe et XVIIe siècles, un certain « J.D.S. », Marseillais installé à Lyon (sans doute un membre de la famille d’origine pisane des Della Seta), comparait les deux types de commerce :
« Quant au négoce de Barbarie, il consiste en cuirs, cires, laynes, barbes et corails, quand la pesche en est establie (…). En tout ce négoce, depuis Tripoly de Barbarie jusques au destroit de Gibartar, on ne sçaurait employer cent mil escus au plus toutes les années (…) [Ce n’est] qu’un monopole, le levain des larcins des corsaires ».
En revanche, le commerce du Levant trouvait davantage grâce aux yeux du marchand installé à Marseille :
« Quant à celuy de Levant, auquel je comprens celui d’Italie et d’Espagne pour recevoir aussi bien que l’autre du mal de la Barbarie, consiste en soyes, cochenille, indiques, coutons, laynes, huiles, galles, espiceries, perles, pierreries, cuirs, marroquins et autres peaux de prix, toute espèce de drogueries et autres choses précieuses que produisent le Levant et les Indes ; ce négoce est de telle importance que, de toutes parts du Royaume, les Français et estrangers y acourent par la porte de Marseille, et pour le moins il s’y employe la valleur de trois millions toutes les années. Le négoce de Levant, d’Espagne et d’Italie est ouvert et libre à tout le monde, et c’est celuy qui faict grandement valloir la grandeur et les droicts de sa Majesté ».
« L’entretenement du négoce de Barbarie [était] la ruine de celuy du Levant » d’après l’auteur du mémoire, et une conclusion s’imposait donc naturellement, à savoir la prohibition pure et simple du commerce avec l’Afrique du nord, « avec commandement à tous François de se retirer et ne fréquenter directement ou indirectement en laditte Barbarie, à peine de confiscation de corps et de biens ».